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Un grand signe apparut dans le ciel :

une femme enveloppée de soleil comme d’un vêtement,

qui avait la lune sous les pieds

et une couronne de douze étoiles sur la tête.

Elle était sur le point de mettre au monde un enfant,

et les peines de l’accouchement la faisaient crier de douleur.

 

Apocalypse (XII, 1-2)

 

La vallée de l’Acheloos, une douzaine de jours plus tôt…

 

La pluie n’avait pas cessé depuis le milieu de la nuit. Derrière Anéa, les guerriers suivaient, partagés entre l’admiration et l’inquiétude. Ils avaient remarqué les crispations qui de temps à autre déformaient ses traits. Mais ils n’osaient rien dire ; le train d’enfer qu’elle leur imposait ne leur laissait guère le temps de souffler. Il fallait atteindre la piste de Lyvia au plus vite.

Anéa souffrait le martyre. Chaque pas de son cheval déclenchait dans ses entrailles des douleurs aiguës qu’elle avait peine à surmonter. Sa grossesse de deux mois s’accordait mal avec une expédition de ce genre. Elle redouta un moment de perdre son enfant. Plusieurs fois elle sonda mentalement sa matrice. Mais le fœtus désirait vivre ; il s’accrochait.

Le lendemain, tandis qu’une aube froide et grise se levait, ils franchirent le chemin escarpé qui bordait les chutes du fleuve. Au-delà s’étendait le lac Vert. Anéa, épuisée, donna ordre à ses guerriers de s’arrêter sur ses rives pour reprendre quelques forces. Soulagés, ils mirent pied à terre et s’installèrent pour un repas rapide. Anéa s’éloigna d’eux. Elle désirait s’isoler un peu. Targhos insista pour l’accompagner. Avant d’être une déesse, elle était une femme, et il éprouvait le besoin de la protéger.

— Princesse, il faudrait que tu dormes un peu, dit-il. La route est encore longue.

— Je n’en ai guère le temps. Nous ne devons pas permettre à Ashertari de franchir la passe de Lyvia.

— Nous ne sommes plus très loin du lac Bleu. C’est là que se trouve l’embranchement de la piste. Si tout va bien, nous serons là-bas une journée avant elle.

— Cela nous laissera juste le temps de faire évacuer la population. Si au moins nous avions trouvé le moyen de contrer ce maudit brouillage des ondes, nous aurions pu les prévenir.

Il écarta les bras dans un geste d’impuissance ; il n’était pas ingénieur. Puis il insista :

— Je voudrais que tu te reposes un instant, Princesse ! Pense à l’enfant.

Elle ne répondit pas et contempla longuement les eaux sombres du lac, sur lesquelles les vents du sud faisaient naître des vagues puissantes, qui venaient battre la grève. Soudain Anéa déclara :

— Je vais prendre un bain. L’eau me redonnera des forces.

— Tu n’y penses pas ! Ce lac est glacial.

Elle éclata de rire.

— Ne t’inquiète pas pour cela, Targhos. Et puis, ces bottes me serrent.

Il s’éloigna et s’installa sur un rocher, prêt à intervenir. De loin, il la vit ôter ses vêtements. Sous la cape noire agrafée sur l’épaule, elle portait une chlamyde serrée qui mettait les formes de son corps en valeur. Puis elle se défit de ses longues bottes cuissardes, faites d’un lamé d’argent, ce métal que l’on nommait aussi « larmes de lune ».

Targhos ne ressentait aucune gêne. La nudité était tout à fait naturelle en Atlantide. Cependant, comme tous les hommes de Poséidonia, il était un peu amoureux d’elle – un amour sans ambiguïté, reflet de l’adoration qu’il lui vouait. Lorsqu’il la vit s’avancer, entièrement nue, vers les eaux froides et glauques, il se dit qu’il n’avait jamais rien contemplé de plus beau. La silhouette de la jeune Titanide avait cette perfection que l’on ne connaissait qu’aux déesses. S’il perdait la vie dans le combat qui se préparait, il n’éprouverait aucun regret.

Ce ne fut qu’après s’être débarrassée de ses habits qu’Anéa s’aperçut que, dans sa hâte, elle avait emporté son collier d’or serti d’émeraudes et son diadème, une couronne d’argent parsemée de douze saphirs splendides, d’un bleu profond. Elle les déposa sur les galets de la rive et se glissa dans les eaux fraîches du lac.

Lorsqu’elle revint, ruisselante de perles d’eau, la peau revigorée, ses douleurs abdominales avaient disparu. Targhos lui apporta une couverture dans laquelle elle s’enveloppa en poussant un soupir de bien-être. Puis elle se rhabilla. Au moment de reprendre ses joyaux, elle hésita, puis se souvint de la cérémonie du solstice d’été, où l’on offrait des sacrifices à l’Océan en jetant dans les vagues toutes sortes d’objets. Mue par une impulsion soudaine, elle prit le collier d’émeraudes et le lança au loin, vers les eaux agitées du lac.

— Que fais-tu ? demanda Targhos, stupéfait.

— Une offrande aux dieux de notre pays, afin qu’ils nous soient favorables, répliqua-t-elle.

À ce moment, une trouée lumineuse se creusa dans les nuages, et un rayon de soleil vint se poser sur l’étendue liquide, qui prit alors un reflet profond, semblable aux pierres précieuses dont la Titanide venait de lui faire présent. Stupéfait, Targhos murmura :

— Les dieux de l’Acheloos ont accepté ton offrande. Ils nous accorderont leur soutien.

— Il le faut. Nous aurons grand besoin de leur aide.

 

Plus tard, passant près du lac Bleu, elle se défit de son diadème et murmura :

— Que les dieux des Eaux bleues nous apportent aussi leur assistance !

Puis elle projeta le joyau dans les vagues illuminées par un soleil qui ne les avait plus quittés depuis le matin. Impressionnés, les guerriers étaient sûrs à présent qu’elle avait fait alliance avec les divinités de la Terre et des Eaux, afin que le temps s’améliore et leur permette de gagner Lyvia au plus vite.[12]

 

Au-delà du lac Bleu, ils parvinrent rapidement à l’embranchement de la piste menant vers la petite cité. Après une courte nuit de repos, ils se remirent en route. Était-ce dû au sacrifice des joyaux ? Le temps demeura clément jusqu’à ce qu’ils parvinssent au col dominant l’anse protégée de Lyvia, cernée par une couronne montagneuse. Le second col, situé plus au nord, ne s’ouvrait que sur les contreforts de la forêt de Floorande, dans laquelle personne n’osait jamais s’aventurer.

Ignorant son épuisement, Anéa accéléra l’allure et déboucha en trombe sur la place principale de la petite localité, qui ne comptait pas plus de cinq mille âmes. Reconnaissant la Titanide, les habitants se précipitèrent à sa rencontre, un peu étonnés de la voir accompagnée par des hommes en armes. Les marins d’un navire de passage leur avaient certes parlé d’un éventuel conflit, mais ils n’y avaient pas cru.

Anéa se chargea de les détromper en leur expliquant brièvement la situation. Maldreed, le chef du village, un homme dans la pleine force de l’âge, ne fut pas long à réagir. La Titanide ordonnait que l’on abandonnât immédiatement les lieux et que l’on se dirigeât vers Poséidonia. Il ameuta alors toute la population et donna des ordres, auxquels on obéit sans discuter. Et ce d’autant plus facilement que les prévisions de la jeune femme se confirmèrent dans l’après-midi, avec l’apparition à l’horizon d’une multitude de navires se dirigeant vers la petite ville.

Trois heures plus tard, la totalité de la population avait franchi le col menant vers la capitale. Anéa fit placer de puissants explosifs au pied des pics dominant la piste. Maldreed, demeuré en arrière afin de s’assurer que les siens avaient tous quitté les lieux, s’inquiéta : tous les guerriers d’Anéa étaient demeurés sur place.

— Mais vous-mêmes, qu’allez-vous faire ? demanda-t-il. Vous n’êtes qu’une poignée contre cette armée.

— Rassure-toi, Maldreed. L’ennemi ne nous tient pas encore.

Il eut un dernier regard pour elle, la salua, puis rejoignit les siens qui l’attendaient au-delà du col. Lorsqu’ils furent assez éloignés, Anéa donna l’ordre de détruire la passe. Une déflagration formidable secoua la montagne environnante ; les deux escarpements qui surplombaient le passage s’effondrèrent dans un fracas infernal, provoquant un gigantesque éboulement, et interdisant la route de Poséidonia. Même avec ses pouvoirs psychokinétiques, Ashertari aurait bien du mal à dégager la voie.

Entre-temps, la flotte ennemie s’était rapprochée, et n’était plus qu’à quelques milles du petit port. Targhos observa les gros navires qui s’approchaient et murmura à l’adresse d’Anéa :

— J’espère que tu sais ce que tu fais, Princesse. Nous sommes bloqués ici à présent.

— Pas tout à fait ! répliqua-t-elle. Il reste une issue.

— Laquelle ?

— Floorande !

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